La transition énergétique a entraîné une réorientation inévitable des plans d’aménagement du territoire du gouvernement. C’est un processus qui continuera d’évoluer à mesure que tous les ordres de gouvernement mettront en œuvre des politiques qui restreignent ou interdisent certaines formes d’exploitation des ressources en faveur de la protection de l’environnement, de l’exercice des droits des Autochtones et d’autres objectifs politiques. Ces changements d’orientation créeront des conflits entre les priorités actuelles du gouvernement en matière d’aménagement du territoire et les droits de propriété existants, notamment les intérêts francs et les intérêts à bail dans les ressources. Pour les promoteurs de projets d’extraction des ressources, comme les projets d’extraction minière et d’exploitation pétrolière et gazière, ces changements de priorités en matière d’aménagement du territoire peuvent effectivement stériliser les ressources et empêcher le montage d’un projet. Des années de planification et des dizaines, voire des centaines, de millions de dollars consacrés à des activités de planification de projet, y compris l’exécution de programmes de prospection, d’études techniques et de processus d’autorisation réglementaire et de délivrance de permis, peuvent être mis en péril.
Lorsqu’un gouvernement n’a pas exproprié légalement un actif, mais qu’en vertu d’une politique publique, il a vidé les droits de propriété de leur sens, un promoteur ou un investisseur peut avoir une cause d’action en dommages-intérêts en vertu du droit en matière d’appropriation par interprétation.
Les promoteurs et les investisseurs peuvent prendre des mesures proactives
Dans le cadre de leurs pouvoirs constitutionnels respectifs, les gouvernements canadiens ne sont pas obligés de poursuivre la transition énergétique et de prendre des décisions correspondantes sur l’aménagement du territoire et l’exploitation des ressources. Toutefois, les parties qui risquent la stérilisation de leurs droits de propriété à la suite de ces décisions peuvent, en l’absence d’interdiction législative empêchant de telles demandes, être en droit de chercher à être indemnisées pour la perte de leur capacité réelle à utiliser leur bien.
Plusieurs demandes relatives à l’appropriation par interprétation et liées à des projets de mines de charbon et d’exploitation des sables bitumineux sont d’ores et déjà examinées par les tribunaux de l’Alberta. Nous nous attendons à ce qu’il y en ait d’autres au cours des prochaines années, car les plans d’aménagement du territoire et les politiques gouvernementales à l’échelle du pays menacent de stériliser d’autres ressources.
Il est crucial que les entreprises qui envisagent de formuler ce genre de demandes aient une stratégie mûrement réfléchie et adaptée au contexte des actions intentées contre les gouvernements. Il est essentiel de bien comprendre le droit en matière d’appropriation par interprétation pour obtenir un résultat ou un règlement favorables.
L’appropriation par interprétation indemnise les propriétaires pour la perte effective de leur bien
Une demande relative à une appropriation par interprétation, aussi appelée expropriation de fait, est une demande formulée par un propriétaire foncier ou un titulaire de droits à l’endroit d’un gouvernement en vue d’être indemnisé pour la perte de l’intérêt bénéficiaire dans ce bien. Par le passé, les demandes relatives à l’appropriation par interprétation ont souvent été formulées dans le contexte de la mise en réserve de terrains privés pour la création de parcs nationaux ou provinciaux ou de réserves naturelles. Les grands projets d’infrastructure qui concernent des étendues de terre contiguës, comme les canaux d’irrigation, les barrages, les autoroutes, les ceintures de verdure et les périphériques urbains, ont également donné lieu à des demandes d’indemnisation fondées sur l’appropriation par interprétation. Cependant, la jurisprudence portant sur l’appropriation par interprétation était incohérente et instable. Une question importante qui n’a été réglée que récemment consistait à savoir si un demandeur était tenu de prouver lui-même le transfert du droit de propriété au gouvernement, ou si une demande pour appropriation par interprétation pouvait être formulée lorsqu’un gouvernement se contentait de tirer un avantage du bien.
La Cour suprême du Canada a tranché cette question dans l’affaire Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax (2022), que nous avons résumée dans notre bulletin d’actualités Osler traitant de cette affaire. Dans son arrêt, la Cour a précisé que le propriétaire d’un bien n’était pas tenu de démontrer qu’une entité gouvernementale avait fait l’acquisition formelle d’un intérêt propriétal pour établir l’existence d’une appropriation par interprétation. Le demandeur est seulement tenu de démontrer que le gouvernement a obtenu un avantage découlant du bien et supprimé toutes les utilisations raisonnables ou économiques du bien.
Dans son arrêt, la Cour suprême s’écarte de l’application plus étroite de la doctrine qui avait été appliquée par certains tribunaux. Elle est en faveur d’une portée plus large des éventuelles demandes d’indemnisation pour appropriation par interprétation que pourraient formuler les propriétaires lorsque le gouvernement a obtenu un « avantage » découlant du bien aux dépens de la capacité des propriétaires à utiliser leur bien de façon raisonnable ou économique. Un « avantage » est accordé au gouvernement dans de nombreuses situations, y compris le refus permanent ou indéfini d’accès ou d’occupation par le gouvernement, la privation par règlement de toute utilisation des terres, sauf une utilisation théorique restreignant l’utilisation des terrains privés à des fins publiques ou créant un monopole légal qui prive une société de la totalité de son achalandage et de sa clientèle. Le seuil permettant de conclure qu’un avantage a été obtenu considère la substance plutôt que la forme et exige « quelque chose de plus “qui ne se limite pas à drastiquement restreindre l’utilisation du bien du propriétaire ou à en réduire la valeur” ».
Cela ouvre la voie à une augmentation du nombre de demandes dans le contexte de la transition énergétique, car certaines ressources sont de moins en moins prisées par les gouvernements en place et les propriétaires perdent leur capacité à mettre en valeur leurs ressources en raison de l’avantage conféré au gouvernement par des décisions particulières.
La transition énergétique donne naissance à de nouvelles priorités en matière d’aménagement du territoire
Plusieurs questions présentent des circonstances qui pourraient entraîner la stérilisation réelle, effective ou économique d’intérêts miniers longtemps après que les investisseurs ont acquis ces droits et engagé des coûts de planification et de développement de projets de mise en valeur des ressources. Il s’agit notamment de l’aménagement du territoire, des considérations relatives à la réconciliation avec les peuples autochtones et des décisions politiques concernant les types de ressources jugées incompatibles avec les objectifs du gouvernement en matière de transition énergétique, comme le charbon thermique, les sables bitumineux ainsi que le pétrole et le gaz classiques. Dans de telles circonstances, une demande relative à l’appropriation par interprétation peut être formulée.
Une telle demande peut être appropriée chaque fois que le gouvernement a fait l’acquisition d’un avantage.
Les demandes relatives à l’appropriation par interprétation ne concernent pas seulement les ressources dont l’empreinte en termes d’émissions est traditionnellement importante. Elles peuvent également être appropriées lorsque le gouvernement a effectivement acquis un avantage. Le gouvernement peut acquérir un avantage en imposant sa préférence en matière d’aménagement du territoire au moyen de restrictions ou d’interdictions politiques directes, ou en refusant d’accorder des permis, des dispenses ou des licences. Par exemple, lorsqu’une entité gouvernementale décide de refuser tous les nouveaux permis de prospection ou d’aménagement à l’égard d’une zone, les tribunaux ont jugé qu’il s’agissait d’une appropriation par interprétation des avantages associés à des ressources qui auraient nécessité de nouveaux permis pour y accéder. En effet, aucun secteur n’est à l’abri de la réorientation des priorités gouvernementales en matière d’aménagement du territoire, comme en témoigne la récente suspension de l’approbation de tous les nouveaux projets de production d’électricité renouvelable par le gouvernement de l’Alberta. Nous avons écrit au sujet cette décision politique dans notre bulletin d’actualités Osler.
Réorienter les priorités pour tenir compte des droits des Autochtones
Au Canada, la volonté de remédier aux injustices historiques commises à l’égard des peuples autochtones peut se traduire par une réorientation des priorités territoriales qui va au-delà des considérations purement environnementales. La pression croissante en faveur de la réconciliation avec les peuples autochtones peut amener les gouvernements à apporter des changements radicaux à leurs cadres de réglementation ou à leurs régimes d’aménagement du territoire. Parfois, ces changements doivent intervenir rapidement pour donner suite aux décisions des tribunaux concluant que des torts historiques ont été commis.
Nous avons récemment vu un exemple de tels changements en Colombie-Britannique à la suite de la décision rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Yahey v. British Columbia. L’augmentation du nombre d’actions pour effets cumulatifs, que nous avons abordée dans notre Rétrospective de l’année juridique 2022, oblige les gouvernements à examiner de plus près la façon dont ils évaluent les approbations de nouveaux projets. Dans certaines circonstances, cela pourrait entraîner des changements en matière d’aménagements du territoire autorisés en raison des préoccupations concernant les effets cumulatifs du développement sur les droits des Autochtones dans une région. Puisque de plus en plus de terres sont utilisées pour des activités industrielles, y compris des projets d’énergie « verte », le nombre de recours formulés par les communautés autochtones pour effets cumulatifs du développement pourrait augmenter et accroître le risque que les gouvernements règlent ces problèmes en mettant fin aux nouveaux projets de mise en valeur des ressources ou en les limitant, ce qui aurait pour effet de stériliser les ressources ou d’autres projets d’aménagement du territoire.
Quelle que soit la raison du changement de priorités en matière d’aménagement du territoire, le droit en matière d’appropriation par interprétation peut offrir un recours aux investisseurs qui se retrouvent avec des droits de propriété qui n’ont plus d’utilisation économique raisonnable.
Une approche stratégique s’impose
Le droit en matière d’appropriation par interprétation est complexe. Il exige une stratégie mûrement réfléchie et adaptée aux nuances des actions très médiatisées intentées contre les gouvernements. À mesure que de plus en plus de propriétaires recourront à ces demandes pour faire face aux changements croissants en matière d’aménagement du territoire, les gouvernements vont probablement faire évoluer leur stratégie de défense à leur égard. Par conséquent, il est essentiel de ne pas tarder à faire appel à des avocats spécialisés en affaires réglementaires et en litige qui ont de l’expérience avec ce type de demandes, afin de pouvoir envisager toutes les possibilités d’indemnisation en temps opportun et élaborer une stratégie adaptée aux faits propres à l’affaire.